Depuis quelques années le Notariat est confronté aux évolutions législatives dues aux Questions Prioritaires de Constitutionnalité. Si les lois soumises au contrôle du Conseil constitutionnelle concernent le plus souvent la procédure pénale ou les libertés individuelles, il n’est pas rare qu’une disposition de droit successoral soit soumise à son analyse.
Dans un arrêt récent, la Cour de cassation a renvoyé une question prioritaire de constitutionnalité, interrogeant le Conseil constitutionnel sur la conformité de l’article L. 116-4 du code de l’action sociale et des familles au regard des articles 2, 4 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 28 août 1789, ce texte pouvant avoir pour conséquence de réduire le droit de disposer librement de ses biens, hors tout constat d’inaptitude du disposant (Cass. civ. 1ère, 18 décembre 2020, n°20-40060).
Rappelons que la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement a créé l’article L. 116-4 du Code de l’action sociale et des familles, interdisant aux accueillants familiaux et aides à domicile de recevoir à titre gratuit des dons et legs de la part des personnes assistées ou hébergées (pour une analyse de ce texte, v. notre note Cridon Nord-Est du 29 déc. 2015, « Libéralités aux aides ménagères : c’est fini ! »).
Ce n’est pas la première fois que cette disposition législative est contestée dans le cadre d’une QPC : dans un arrêt du 16 octobre 2019 (décision 19-40.027), la Cour de cassation a refusé de transmettre la question au Conseil constitutionnel en raison d’une erreur de procédure (le ministère public n’avait pas eu communication de l’affaire).
Une nouvelle saisine a aujourd’hui été ordonnée.
Quelle est l’incidence de cette demande sur le traitement des dossiers successoraux en cours ?
I. LA QPC, C’EST QUOI ?
Introduite en droit français à l’occasion de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 (Constit. Art. 61-1), la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) permet au Conseil constitutionnel de contrôler a posteriori la constitutionnalité d’une loi déjà promulguée.
Le contrôle porte sur le respect non seulement de la Constitution en elle-même mais plus largement des droits et libertés que la Constitution garantit, c’est-à-dire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le Préambule de la Constitution de 1946et la Charte de l’environnement de 2004.
II. QUELLE EST LA PROCÉDURE SUIVIE ?
Dans le cadre d’un litige déjà existant et pendant devant une juridiction, une partie peut soulever la question de la constitutionnalité d’une loi. Saisi d’une QPC, le juge doit renvoyer la question à la juridiction suprême de son ordre. Selon la nature du contentieux, judiciaire ou administratif, le Conseil d’État ou la Cour de cassation détermine alors si la question est sérieuse et s’assurent qu’elle n’a pas déjà été soumise au Conseil constitutionnel. Le Conseil d’État ou la Cour de cassation décide de renvoyer ou non la question au conseil constitutionnel.
En cas de refus de renvoi, la procédure s’arrête.
Si le renvoi devant le Conseil constitutionnel est ordonné, celui-ci examinera la validité de la loi au regard des droits et libertés que la Constitution garantit.
III. QUE PEUT DÉCIDER LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL ?
Le Conseil peut rejeter la demande et estimer que la loi déférée est conforme aux droits et libertés que la Constitution garantit, ce qui est le cas le plus fréquent en pratique. La loi est alors définitivement considérée comme valide, une nouvelle QPC ne pouvant porter sur une disposition déjà examinée.
Le Conseil peut également invalider en tout ou partie la loi déjà soumise à son contrôle. La loi est alors considérée comme totalement ou partiellement abrogée. L’abrogation vaudra alors non seulement pour l’instance ayant donné lieu à la QPC mais également pour toutes les instances mettant en jeu cette disposition.
En cas d’invalidation, il appartient au Conseil constitutionnel de déterminer les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause (Constit. Art 61-1). Les effets de la décision, si celle-ci invalide totalement ou partiellement le texte, peuvent être soit immédiats, soit différés, soit rétroactifs (ex. décision 2016-539 QPC du 10 mai 2016).
IV. DANS L’ATTENTE DE LA DÉCISION, QUE FAIRE SI UN TESTAMENT CONTIENT UN LEGS CONSENTI À UNE PERSONNE INCAPABLE DE RECEVOIR ?
Si la moitié des dispositions soumises au Conseil constitutionnel sont finalement, en pratique, considérées comme valides, le risque d’abrogation n’est pas exclu.
Sans préjuger de la décision à rendre par le Conseil constitutionnel et tant que celle-ci n’est pas rendue, se pose la question du règlement d’une succession impliquant l’application de l’article L. 116-4 du Code de l’action sociale et des familles.
Rappelons que, par principe, en matière successorale, la loi applicable est celle en vigueur au jour du décès et non, par exemple, de celle en vigueur au jour de la rédaction du testament.
•. Soit le Conseil constitutionnel valide la loi : celle-ci continuera à s’appliquer, sans modification. Les legs consentis aux personnes visées par l’article L. 116-4 précité resteront caducs.
•. Soit le Conseil constitutionnel abroge en tout ou partie la décision : se posera la question de l’application de cette décision dans le temps.
Par principe, l’abrogation est immédiate et vaudra donc pour toutes les successions ouvertes à compter de cette date. L’abrogation vaut également pour tous les litiges en cours et encore pendants devant une juridiction, en ce compris celui ayant donné lieu à la QPC. Cette rétroactivité procédurale (appelée « effet utile » de la QPC) permet exceptionnellement d’appliquer une situation législative nouvelle à une succession pourtant antérieurement ouverte.
Par exception, le Conseil constitutionnel peut retarder l’abrogation à une date ultérieure. Les successions ouvertes à compter de cette date seront alors concernées par l’abrogation totale (les legs seront alors valables) ou partielle de la loi. Les instances en cours, y compris celle ayant donné lieu à la QPC, ne sont donc pas concernées, sauf réserve particulière émise par le Conseil constitutionnel.
Le Conseil peut également rétroactivement abroger la loi. Si cette hypothèse est peu probable, puisque bouleversant des situations établies et portant atteinte à la sécurité juridique (successions réglées, ventes intervenues, etc.), elle peut se concevoir. Toutefois, elle est ici peu vraisemblable, rendant rétroactivement valables des legs à l’époque considérés comme nuls et remettant en cause des successions déjà réglées.
Si le conseil constitutionnel dispose d’un délai de trois mois pour répondre à la QPC, le délai est souvent plus court (Ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, art. 23-10 ; en moyenne 76 jours).
L’avancée de la QPC (et, pour les amateurs, certains débats filmés) peut être suivie sur le site du Conseil constitutionnel : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decisions/affaires-instances
Dans l’attente, deux attitudes peuvent être envisagées.
La plus prudente consiste à attendre la décision du Conseil constitutionnel, validant ou non l’incapacité de recevoir.
Dans l’hypothèse où le règlement de la succession ne pourrait attendre (vente en cours, etc.), l’intervention à la fois des héritiers légaux et des légataires concernés est vivement conseillée, afin d’assurer les droits des tiers.
Si cette intervention conjointe n’est pas envisageable, il est enfin possible de conclure la vente telle quelle, mais après avoir dûment informé le tiers des risques encourus et de la possible (?) remise en cause de la vente. Dans l’hypothèse où l’acquéreur entendrait spécialement acheter ce bien là, une cession de droits litigieux pourrait être proposée : après un rappel précis et circonstancié du contentieux en cours ou à venir, et l’acceptation de ce risque par l’acquéreur, la vente pourrait être opérée. L’acquéreur, dûment averti du risque et ayant accepté cet aléa en découlant, ne pouvant alors se retourner contre le notaire ayant instrumenté cette cession de droits litigieux (art. 1699 C. civ., pour une application v. Cass. civ. 1ère, 8 mars 1977, n° 75-15.363). Naturellement, la consignation de la part du prix pouvant revenir à la succession sera consignée.
SANDRINE LE CHUITON
(CONSULTANTE AU CRIDON NORD-EST)